dimanche 20 janvier 2008

Article n°3

La Tunisie :
un héritage colonial menacé


Les médinas de Tunisie étaient marquées, à travers les siècles, par une œuvre constructive caractérisée par la reproduction d’une même configuration architecturale et décorative avec de temps en temps l’émergence de quelques éléments nouveaux dans le vocabulaire habituel (matériaux, techniques, motifs, etc.). Certains de ces éléments étaient dus à une influence étrangère, plus précisément européenne (essentiellement italienne) dont les prémices remontent au tournant du XVIème et du XVIIème siècles.
Ce nouveau langage se mêlait aux anciens modèles tunisiens et introduisait de nouveaux éléments architecturaux (les vestibules, les patios couverts, les salons ou les salles à manger à l’européenne, les façades monumentales s’ouvrant davantage sur l’extérieur, etc.) et décoratifs (le luxe et la qualité de l’ornementation, des revêtements au sol et du mobilier, etc.) dans certains bâtiments monumentaux édifiés sous les ordres des gouverneurs ottomans de la Régence.

Cette longue gestation d’une œuvre constructive intégrant de nouveaux éléments occidentaux s’accentue avec le début du Protectorat français en 1881 et la naissance de villes coloniales répondant à un principe d’urbanisation régulier. Les villes tunisiennes commencent ainsi à connaître une longue vague constructive réalisée par le savoir-faire d’intervenants (architectes, entrepreneurs, maçons et artisans) de diverses nationalités révélant un important enrichissement artistique et l’apparition de nouveaux styles architecturaux et décoratifs.
C’est donc dans un contexte moderniste et avec l’arrivée des Français qu’un paysage urbain inédit commence à se profiler et que des éléments typologiques nouveaux font leur apparition (façades sur rue richement décorées, vérandas, balcons, etc.) tout en gardant quelques techniques anciennes et des procédés ornementaux du répertoire traditionnel du pays.

Oscillant entre continuité avec un héritage ancien et rupture, entre tradition et modernité, la production constructive en Tunisie de l’époque coloniale témoigne d’un grand renouvellement artistique et de la présence d’influences croisées. En effet, les projets constructifs du Protectorat se partagent une architecture qui s’inspire d’un répertoire occidental (particulièrement français et italien) et une architecture qui fait référence à la tradition locale. Certaines réalisations permettent ainsi d’instituer un prolongement de l’art indigène en se réappropriant ses différents éléments, alors que d’autres reflètent des répliques classiques ou modernes qui reproduisent un nouveau langage affichant une grande adhésion aux différentes formes de l’art occidental.
Cette production constructive, fruit d’une confrontation d’anciens et de nouveaux modèles architecturaux et décoratifs, suit plusieurs courants -tantôt dissociés, tantôt combinés- que nous pouvons regrouper en 5 tendances artistiques selon différentes périodes : le style éclectique (1881-1900), qui se ramifie par la suite en style art nouveau (1900-1920) et art déco (1925-1940) inaugurant les temps de la modernisation sur le territoire de la Régence tunisienne. Parallèlement et dans le même esprit, le style néo-mauresque (1900-1930) et enfin le style moderniste (1943-1947).

De styles éclectique, néo-mauresque, art nouveau, art déco ou moderniste, les nouveaux édifices d’époque coloniale introduisent une œuvre artistique étrangère à la Tunisie musulmane qui se traduit par l’implantation d’une architecture extériorisée, aux façades monumentales et richement décorées. Les constructions s’assemblent dans un mélange de styles caractéristique du pays tout en s’enrichissant les unes des autres et en créant des allures urbaines diverses aux contrastes frappants. En effet, les villes coloniales renferment aussi bien des édifices monumentaux que des édifices modestes faisant référence à des modèles simples.
De ces différents équipements se dégage l’impression d’une certaine harmonie et d’une véritable homogénéité volumétrique. Le tracé rectiligne des artères, l’implantation et le gabarit des constructions confèrent ainsi aux nouvelles villes européennes de Tunisie une régularité dans la forme et l’ordonnancement malgré la grande variété stylistique.

Ces constructions d’époque coloniale présentent actuellement des signes inquiétants de vieillissement et posent de graves problèmes de conservation. La plus grande partie de l’habitat et des édifices publics se dégrade et se trouve donc menacée de destruction. L’indifférence, la négligence, le manque d’entretien et de moyens financiers, les transformations incontrôlées ainsi qu’une forte spéculation foncière risquent de défigurer de manière irrémédiable le paysage urbain des différentes villes tunisiennes et, plus grave encore, participent à la disparition lente d’un patrimoine méconnu et abandonné, pourtant exceptionnel, qui mérite d’être préservé et revalorisé par les autorités publiques, locales et nationales.
Les premières menaces d’importance sur l’architecture coloniale des villes de Tunisie sont apparues dans les années 1980 avec le développement de nouveaux pôles modernes de commerce et de résidence. Les centres villes subissent alors un dépeuplement à cause du maintien d’activités nuisibles, des difficultés de circulation et de stationnement entraînant leur dévalorisation et leur tertiarisation. Ces facteurs favorisent ainsi une détérioration des structures urbaines et une dégradation du bâti colonial.
Assez récemment, l’idée s’est imposée de la mise en valeur et de la sauvegarde des bâtiments coloniaux d’importance majeure. La situation semble donc évoluer puisque, désormais, les villes européennes de la Tunisie indépendante sont considérées par l’Etat comme faisant partie du patrimoine national. Différentes formes d’intervention sont ainsi établies pour leur préservation par les autorités du pays.
Actuellement, quelques monuments coloniaux à grand intérêt architectural sont donc relativement bien conservés et font l’objet d’attentions particulières, alors que le patrimoine ordinaire, sans caractère notable, est toujours menacé. En effet, ce patrimoine colonial est très inégalement préservé et sa conservation dépend essentiellement du marché immobilier. Des actions de rénovation et de réhabilitation sont donc d’une grande nécessité.
Dans ce cadre, quelques bâtiments datant de la fin du XIXème et du début du XXème siècles commencent à bénéficier d’une volonté de classement (Théâtre municipal de Tunis, lycée secondaire de Carthage, gare de Tozeur, etc.) et de protection (immeuble Azerm et immeuble Designi à Tunis, etc.). Cependant, classer ou protéger certains édifices ne suffit pas, il faudrait plutôt créer des secteurs sauvegardés à l’instar des médinas tunisiennes.
D’autres bâtiments font l’objet, durant ces dernières années, de travaux de restauration (Cathédrale Saint-Vincent de Paul à Tunis, Palais de Justice de Sousse, Hôtel de Ville de Sfax, lycée secondaire à Gafsa, etc.) assurés par l’Institut National du Patrimoine et par les Associations de Sauvegarde des Médinas. Des opérations ponctuelles touchent ainsi beaucoup de monuments (églises, sièges administratifs, théâtres et hôtels) suivant des programmes de rénovation ou de reconversion en équipements collectifs et culturels [1]. Ces mesures de sauvegarde sont des interventions coûteuses et l’effort accompli par l’Etat tunisien reste insuffisant ; il attend d’être suivi par d’autres actions privées (nationales et internationales) pour une meilleure considération de cet héritage.

Aujourd’hui, beaucoup de traces de l’époque coloniale ont disparu, tandis que d’autres s’estompent lentement pour laisser place à de nouvelles formes architecturales répondant à des tendances modernistes et de nouveaux décors remplaçant les façades et les devantures des édifices coloniaux, devenues désuètes.
Ces choix actuels se traduisent par une uniformisation du paysage urbain des villes tunisiennes et par une propagation d’un « style international », monotone et inadapté au climat du pays. Nous assistons de plus en plus à la conception d’espaces où toutes les tendances se confondent et où l’architecture des bâtiments, libérée de toute contrainte référentielle, répond aux goûts de commanditaires exaltant leur appartenance au monde moderne (large porte-à-faux, brise-soleil verticaux ou horizontaux, jeu complexe de volumes, grandes baies vitrées, etc.).
L’incitation à une prise de conscience architecturale vis-à-vis de l’authenticité nationale et de la difficulté à intégrer des modèles importés s’impose afin de permettre un meilleur retour en Tunisie aux anciennes traditions constructives et l’abandon des nouvelles tendances. Les tours élevées en verre et en acier seront ainsi compensées par la prolifération de bâtiments contemporains aux décors inspirés des legs colonial et arabo-musulman locaux.



[1] Globalement, la plus importante de ces réalisations est la requalification et l’embellissement de l’espace public principal du centre de la capitale (avenue Habib Bourguiba, avenue de France, les places de la Victoire, de l’Indépendance et du 7novembre).

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,

Très intéressant votre article, par ailleurs j'aimerais bien que vous rejoignez notre cause ( protection du palais al abdelliya) et que vous nous aidiez dans nos démarches.

http://www.facebook.com/group.php?gid=84199894418&ref=ts

Contactez moi par message ( la créatrice du groupe).

Cordialement.

Chiraz a dit…

Merci.
Ca sera avec plaisir de me joindre à vous.

Abdel.B a dit…

Très instructif, nous avons le même topo stylistique à Constantine en Algérie. Sauf que l'Art Déco n'a pas fait long feu.

Etant architecte, je souhaite recevoir votre article sur les styles architecturaux croisés.

Je m'intéresse à l'architecture et l'urbanisme de l'antiquité (romain particulièrement) et leur influence sur les tracés des villes "arabes" au maghreb.

Je vous remercie

Chiraz a dit…

Merci pour votre commentaire.
Je connais très bien certaines villes de l'Alégrie vistées en 2004 et je sais que l'art déco et l'art nouveau n'étaient pas très présents chez vous.
Tous mes articles publiés le sont aussi sur mon blog.
Je travaille en ce moment sur la publication de ma thèse ayant porté sur le patrimoine colonial et donc je ne peux malheureusement rien vous communiquer de plus.
La thèse sera consultable très prochainement à la bibliothèque des thèses de la Sorbonne, si ce n'est déjà fait.
Merci pour votre compréhension :)